La fabrique urbaine se donne-t-elle vraiment toutes les chances d’être un vecteur de transformation sociale et environnementale ?
- yoann75
- 18 mars
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 mars

Et si l’attention à l’autre et à l’environnement devenait le cœur de l’aménagement urbain ? Cela ne devrait-il pas conduire à repenser la commande publique ? C’est la question posée par Yoann Sportouch, le fondateur de LDV Studio Urbain, dans son ouvrage Pour un urbanisme du care - L’attention à l’autre pour refaire société. Cet article explore pourquoi et comment la commande publique pourrait évoluer vers un modèle plus collaboratif, s’appuyant sur les principes du care et l’intelligence collective.
Aujourd’hui, la fabrique urbaine repose avant tout sur un principe quasi inamovible : la concurrence. Les agences d’architecture, de paysage et d’urbanisme, ainsi que tous les autres acteurs de la fabrique de la ville rivalisent au sein d’un marché de l’aménagement éminemment concurrentiel. Ainsi, les modes de fonctionnement actuels de la fabrique urbaine ne favorisent pas suffisamment la coopération entre les différents acteurs. Plutôt que de valoriser les complémentarités et les interdépendances qui existent entre eux, le système les pousse à agir chacun de leur côté. Ce cloisonnement freine la possibilité de faire émerger des projets urbains plus vertueux, plus en phase avec les enjeux sociaux et environnementaux actuels.
Ce fut néanmoins le cas ces dernières années sur des projets d’aménagement lancés à Pirmil-les-Isles par Nantes Métropole Aménagement ou encore sur la ZAC des bretonnières, sur le Plateau des Capucins, lancé par l’aménageur Alter et la ville d’Angers. « Quartiers De Demain », un appel à projets international lancé ces derniers mois, a mis en œuvre un autre type de concours basé, lui, sur un dialogue compétitif et reposant sur une démarche initiale de résidence durant laquelle la concertation avec les acteurs locaux pourrait prendre forme. Cette démarche place les trois groupements sélectionnés sur un pied d’égalité et leur offre l’opportunité d’échanger sereinement avec la population pour valoriser l’expertise d’usage locale.
Pourtant ce type de démarche est loin d’être la norme. Bien au contraire.
Une commande publique tournée vers la compétition plutôt que la coopération
Dans Pour un urbanisme du care, Yoann Sportouch développe l’idée que l’attention à l’autre et au vivant suppose notamment de s’appuyer sur les interdépendances naturelles et structurelles qui existent entre toutes les parties prenantes concernées par le projet urbain, de façon à se donner réellement toutes les chances de réussir à réduire les vulnérabilités des territoires. Pourtant, au lieu d’encourager l’interdépendance et les analyses sensibles, pour générer des solutions adaptées à chaque contexte, la fabrique urbaine reste enfermée dans un modèle concurrentiel dicté par l’urbanisme de l’offre, et des modèles qui valorisent la production finale, le geste, plus que le processus.
Alors que la notion d'intelligence collective est un concept souvent invoqué dans les communications des acteurs de la fabrique urbaine, qu’ils soient publics ou privés, on peut légitimement se demander si aujourd’hui, le secteur de la fabrique de la ville se donne réellement tous les moyens, pour se transformer, au regard des crises écologiques, démocratiques et humaines ? Et par tous les moyens, l’interdépendance au premier chef ?
Faire évoluer les concours vers des pratiques plus collaboratives
Le fondateur de LDV Studio Urbain défend dans Pour un urbanisme du care l’idée qu’il faut dépasser la logique actuelle des “concours”, où les agences d’urbanisme, d’architecture ou de paysage sont mises en concurrence dans le cadre des appels d’offres. Il propose de privilégier une approche fondée sur la complémentarité entre ces différents acteurs — urbanistes, architectes, paysagistes, mais aussi experts de la concertation, sociologues, ou encore acteurs associatifs locaux — afin de créer de véritables dynamiques de coopération au service de l’intérêt général.
Les préconisations qui en découlent invitent à réinventer la logique des commandes publiques, au sein de laquelle les agences ou groupements déposent leurs candidatures, puis les commanditaires désignent un lauréat parmi les candidats. Dans ce contexte, les agences, ou plus souvent les groupements, se retrouvent en compétition. On peut se poser la question suivante : une telle mise en concurrence accentue-t-elle la qualité des candidatures, ou l’altère-t-elle ?
Le passage par le concours, plutôt que de sélectionner “le meilleur” est contre-productif dans la fabrique urbaine, car il exclut des équipes avec des projets complets, dont certaines idées mériteraient d’être exploitées. En Allemagne par exemple, même si on privilégie cette forme de consultation qu’est le concours, les lauréats d’une maîtrise d’œuvre urbaine peuvent recevoir une mission pour l’intégralité de la zone à aménager, tandis que les deuxièmes reçoivent la mission de concevoir un espace public, et enfin les troisièmes peuvent, eux, gérer la conception d’un objet architectural particulier. Ce modèle allemand permet de capitaliser sur les forces de plusieurs équipes au lieu d’éliminer des idées pertinentes dès la phase de concours, ce qui enrichit la qualité finale du projet urbain.
Cet exemple étranger peut inspirer une évolution de la commande publique en France. En repensant le modèle des concours, on favoriserait la coopération entre équipes, chacune enrichissant le projet urbain. Bien évidemment, faire travailler plusieurs équipes nécessite des moyens financiers à hauteur des ambitions des aménageurs.
Les commandes publiques obligent donc à une mise en concurrence pour faire appel à des compétences extérieures. Dans le contexte de l’urbanisme de l’offre, où les préceptes économiques de concurrence sont appliqués aux espaces urbains, les acteurs de la fabrique urbaine sont placés sur des marchés. On retrouve ici le diptyque compétition/collaboration, alors que les groupements pourraient travailler en complémentarité pour alimenter la réflexion.
Décloisonner certaines modalités des commandes publiques pour un travail plus ouvert et coopératif
Les modalités de la commande publique ne permettent donc pas aujourd’hui de réunir toutes les forces et de faire jouer l'intelligence collective pour les projets urbains. On pourrait penser à assouplir les cadres réglementaires et encourager les dynamiques locales avec une prise en compte des besoins locaux et des interdépendances existantes dès le début du projet.
En effet, en tant qu'assistant à maîtrise d’ouvrage, des intentions de programmation peuvent naître grâce aux rencontres formelles ou informelles. Pour cela, le terrain est essentiel: la prise de contact avec les acteurs locaux, qui activent déjà le territoire, permet de construire un projet qui ne soit pas hors-sol et les intègre dès le début du processus. Prenons par exemple le cas des solidarités informelles qui existent au sein d’un quartier de grands ensembles: une approche qui considère les interdépendances locales permettrait d’accompagner et d’encourager ces formes de solidarité en mettant par exemple à disposition un lieu pour le développement de ces activités.
La confidentialité qui entoure les marchés publics a pour effet d’exclure les acteurs locaux en amont des projets, ce qui limite considérablement les opportunités de co-construction avec les habitants et les associations. Par ailleurs, lors des phases de diagnostic, il est encore trop rare que les collectivités fassent systématiquement appel à des agences de concertation ou à des sociologues pour produire un diagnostic social approfondi. Pourtant, intégrer ces expertises dès le départ permettrait de mieux comprendre les dynamiques locales et d’ancrer les projets dans la réalité du terrain. Pourtant, dans les années 2000, les marchés publics pouvaient reposer sur un marché de définition. Celui-ci permettait de prendre plus de temps en amont du projet dans une phase ouverte pour observer et comprendre les dynamiques locales. En lieu et place d’une commande rigide, une commande publique plus ouverte devrait pouvoir laisser le temps (et surtout la possibilité !) de définir des enjeux et des ressources du territoire.
Collectivités et aménageurs pourraient alors s’appuyer sur des procédures moins rigides favorisant la co-conception des projets. La procédure du dialogue compétitif permettant notamment la discussion entre le commanditaire et des équipes pluridisciplinaires en consistant à en une mise en commun des idées et à des ajustements progressifs des solutions avec plusieurs candidats.
L’urbanisme du care que nous mettons en œuvre chez LDV Studio Urbain, invite donc à refonder les coopérations dans la fabrique urbaine en intégrant pleinement les interdépendances locales. Plutôt que de concevoir la ville avec des modèles standards, des approches plus souples sont nécessaires, fondée sur l’observation du terrain, la co-conception et l’implication des acteurs locaux dès les premières phases des projets. Et pour cela, les sciences humaines et sociales, les AMU, les sociologues, les médiateurs sociaux, notamment sont essentiels pour mener ce travail.
Le principal frein à cette approche réside aujourd’hui dans les modalités actuelles des marchés publics, privilégiant la concurrence entre équipes au détriment de la complémentarité et de l’intelligence collective. Les procédures rigides limitent l’intégration des habitants, des associations et des solidarités existantes, (en prétextant notamment “que l’on ne peut pas encore consulter les habitants car ils ne sont pas au courant du projet urbain” et que si on le fait “ça va parler…” alors même que cela est essentiel pour concevoir des espaces urbains adaptés aux besoins réels des territoires.
Pour dépasser ces limites, il est essentiel de décloisonner la commande publique, en favorisant des mécanismes plus flexibles comme le dialogue compétitif ou des phases exploratoires inspirées des anciens marchés de définition. Une telle évolution permettrait non seulement de produire des projets urbains plus en phase avec les réalités locales, mais aussi de garantir une meilleure qualité des aménagements, en associant différentes expertises plutôt qu’en les mettant en concurrence.
En encourageant la coopération et en donnant une place centrale aux usages et aux diagnostics sociaux de terrain, l’urbanisme du care ouvre la voie à une ville plus humaine, inclusive et durable. La transformation de la fabrique de la ville ne pourra pas se faire sans un véritable changement de paradigme dans la manière dont les projets sont conçus, financés et mis en œuvre.
Réformer la commande publique est indispensable. Expérimenter des approches comme le dialogue compétitif ou les résidences de projet est une opportunité à saisir dès maintenant. C’est en innovant que nous ferons émerger un urbanisme du care, au service des habitants et des territoires.
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